(Par Guillaume Bangoura, -Seconde partie sur 2)
Les promesses de faire de la justice à la fois « la boussole qui orientera chaque citoyen guinéen » et « la boussole de la transition » ont sans nul doute contribué à sceller le pacte social qui s’est noué entre le peuple de Guinée et la junte militaire du CNRD à la suite du coup d’État du 5 septembre 2021. Dans le même sillage, le 21 septembre 2021, lors de sa rencontre avec les magistrats, en réponse à leurs témoignages faisant état d’ingérences récurrentes de l’exécutif dans les affaires judiciaires et les pressions incessantes dont ils faisaient l’objet, le colonel Mamadi Doumbouya d’alors, devenu général depuis, s’est de nouveau engagé que « le CNRD mettra tout en œuvre pour assurer l’indépendance de notre justice ».
Ces engagements ont été réaffirmés à l’article 1er de la Charte de la transition du 27 septembre 2021 en vertu duquel, au rang des « valeurs et principes qui doivent guider la transition, ses organes et l’ensemble des personnalités appelées à la conduire », figure « la justice et la responsabilité ».
En dépit de ces engagements politiques solennels et de la consécration de la « justice-boussole » dans la loi fondamentale de la transition, les dysfonctionnements de la justice guinéenne ont subsisté et se sont amplifiés à certains égards pendant cette transition, à l’image des dérives constatées dans le fonctionnement de la Cour de répression des infractions économiques et financières (CRIEF) et des agissements intempestifs de l’ancien ministre de la justice Alphonse Charles Wright à l’endroit des magistrats. À tel point qu’aujourd’hui, si une institution de notre pays peut illustrer à elle seule l’écart considérable entre les textes et leurs applications d’une part, et les promesses politiques et leurs mises en œuvre concrètes d’autre part, c’est bien la Justice.
C’est la raison pour laquelle, après avoir préalablement exploré dans la première partie de cette contribution, la répartition des pouvoirs opérée par le projet de constitution entre l’exécutif et le législatif, je me propose d’examiner, cette fois, quelques mesures – sans prétendre à l’exhaustivité – qui permettent de saisir et de faire ressortir le mieux l’esprit qui se dégage des rapports de force ou de domination entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, ce dernier devant nécessairement « servir d’arbitre » dans un État de droit. Or, un arbitre doit être indépendant. Et pour que cette indépendance soit effective, la justice doit bénéficier des moyens et des prérogatives lui permettant de s’affranchir et de s’émanciper de la tutelle de l’exécutif.
Pour mémoire, il ressort de l’analyse des principales dispositions du projet de texte fondamental que le régime politique taillé sur mesure pour Mamadi Doumbouya est une monarchie qui consacre une illusion d’indépendance du pouvoir judiciaire (I). À bien des égards d’ailleurs, la justice cède, quand elle n’est pas simplement aménagée, face à la toute-puissance du monarque et des membres de son gouvernement (II).
La consécration en trompe l’œil de l’indépendance de la Justice
L’indépendance se traduit par le fait de n’avoir « rien à craindre ni à désirer de personne » (Thierry Renoux). Elle résulte de la capacité de l’institution judiciaire « à fonctionner à l’abri de tout parti pris, de toute pression et de toute interférence » (Souleymane Teliko). Ce projet de constitution affirme, du moins théoriquement, tout comme la Constitution de 2010 (art. 107), l’indépendance de la justice (art. 149, al. 1er) à l’égard des deux autres pouvoirs (exécutif et législatif). Toutefois, Il convient de relativiser cette indépendance en raison des nombreuses prérogatives dont bénéficie l’exécutif par l’intermédiaire desquelles il maintient, dans les faits, la justice sous sa domination avec le concours de puissants ressorts culturels et sociologiques.
Plus concrètement, le point 2 de l’article 41 du projet de constitution énumère les quatre institutions juridictionnelles suivantes : la Cour constitutionnelle, la Cour suprême, la Cour spéciale de justice de la République (CSJR) et la Cour des comptes qui sont appelées, « avec les autres Cours et tribunaux, à exercer le pouvoir judiciaire » (art. 139). Seules les trois premières de ces juridictions seront évoquées dans cet article.
I-A. La Cour constitutionnelle en concurrence avec le monarque-président en termes d’attributions relatives à l’interprétation et la défense de la Constitution
- La Cour constitutionnelle, gardien naturel et interprète ordinaire de la Constitution
Dans le cadre juridique institué par ce projet de constitution, la Cour constitutionnelle serait à la fois le juge des élections nationales et des référendums (c de l’art. 140) à qui il revient également la charge de « garantir l’exercice des droits fondamentaux de la personne humaine et des libertés publiques » (a de l’art. 140). Elle exerce le rôle de censeur des pouvoirs publics en ce sens qu’elle doit veiller « au respect de la répartition des attributions » des différentes institutions (d de l’art. 140). Elle s’assure du respect de la Constitution par les normes de rang inférieur (g de l’art. 140) aussi bien par voie d’action que par voie d’exception (art. 141).
C’est plus particulièrement le processus de nomination des onze membres de cette cour (contre neuf membres dans la Constitution de 2010, art. 100) qui conditionne véritablement leur indépendance et celle de leur institution. Deux phases successives sont prévues : la désignation puis la nomination. Sept juges sont désignés ou élus par leurs pairs et les quatre autres le sont par les autorités politiques, à raison de deux pour le président-monarque (contre un seul dans la Constitution de 2010, art. 100, al. 2) et un pour chacun des présidents des deux chambres parlementaires.
Le diable se cachant dans les détails, l’article suivant assortit la nomination de ces juges à un décret du président de la République (art. 146). Ce faisant, ce processus de désignation initialement institué par la Constitution de 2010, et maintenu dans ce texte, perd une grande partie de son utilité d’autant que le décret mentionné ne peut être considéré comme une compétence liée en ce sens que le monarque n’est jamais tenu de prendre un tel décret. Par conséquent, le président va influencer le choix de chacun des onze juges, dans la mesure où leurs corporations d’origine vont s’auto-discipliner pour ne désigner ou élire que des candidats qui sont dans « l’esprit du Monarque » (clin d’œil à l’esprit CNRD) ou tenir des tractations préalables avec la présidence à cette fin. L’exemple de l’éviction orchestrée par le Pr Alpha Condé, de l’ancien président de la Cour constitutionnelle, M. Kèlèfa Sall, peut illustrer cette interprétation.
Par ailleurs, la forte culture du décret qui s’est imposée dans notre pays, selon laquelle on doit fidélité, loyauté, reconnaissance et soumission à la personne qui vous nomme par décret, laisse penser qu’une soumission naturelle de ces juges constitutionnels à l’égard du président-monarque se mettra en place en dépit des mesures théoriques d’indépendance affirmées ici et là, au rang desquelles l’inamovibilité des juges (art. 147) (en théorie, selon le principe d’inamovibilité, les juges ne peuvent être déplacés sans leur consentement). Il en résulte que ces réalités sociopolitiques et la pratique du pouvoir l’emporteront de nouveau sur les textes. D’autant que des dispositions identiques contenues dans la Constitution de 2010 n’ont pas permis de garantir l’effectivité de l’indépendance de cette juridiction sous le régime précédent.
En France par exemple, les nominations de 6 membres du conseil constitutionnel sur 9 reviennent aux présidents des deux chambres à raison de trois nominations chacun. Chaque président d’assemblée parlementaire prend la décision de nomination qui lui revient, laquelle décision est directement publiée au journal officiel au terme de l’avis public rendu par les commissions parlementaires, sans qu’il ne soit nécessaire de recourir à nouveau à un décret du Président de la République.
De cette comparaison, on peut en déduire que, dans le régime juridique prévu dans ce projet de loi fondamentale, les constituants de circonstance ont souhaité réaffirmer la primauté du monarque en exigeant son décret pour officialiser ces nominations, et ont donc entendu faire dépendre de celui-ci les juges constitutionnels. À cela s’ajoutent les cas d’éventuelles ingérences qui résulteront de l’exercice concret du pouvoir. Eu égard au rôle de cette Cour dans le processus électoral, il est aisé de comprendre les raisons qui sous-tendent la volonté du monarque de la garder sous sa coupole.
- Le monarque-président ou le loup désigné gardien de la bergerie
Le futur roi de Guinée, à la mesure duquel ce texte est tout entier bâti, pourra reprendre à son compte ces propos du général de Gaulle : « Je suis moi-même le principal inspirateur des institutions nouvelles et c’est vraiment un comble que de prétendre me démentir sur ce qu’elles signifient » (Mémoires d’espoir) s’agissant du sens qu’il souhaitera donner à une quelconque disposition de ce texte. Étant précisé qu’en vertu de ce projet, la Cour constitutionnelle n’est pas la seule interprète et garante de la Constitution. Elle partage cette prérogative avec sa Majesté le futur monarque de Guinée à qui il est reconnu le rôle de veiller « au respect de la Constitution, des traités, conventions et accords internationaux, des lois et des décisions de Justice » (art. 62) : ce qui revient de facto à lui octroyer les fonctions de garant de l’État de droit et d’interprète de la Constitution.
Quand on sait toutefois que la principale menace à l’indépendance de la justice dans notre pays, celui qui est, pour l’essentiel, à l’origine du déficit d’application des textes, c’est justement ce même monarque-président. Qu’en dépit de cette réalité, le constituant à quand même entendu lui conférer la protection de la constitution et le respect des décisions de justice, « autant proclamer que le loup est garant de la sécurité de la bergerie » dit Guy Carcassonne. Il s’agit là d’un exemple éloquent de copier-coller, de dispositions importées et plaquées sur nos réalités, alors même qu’elles sont totalement inadaptées au contexte politique guinéen. Un fâcheux travers qui se rencontre tout le long de ce projet, contre lequel nos constituants de circonstance n’ont pas réussi à se prémunir.
I-B. Le président monarque exerce une domination individuelle et institutionnelle sur les magistrats, la Cour suprême et le conseil supérieur de la magistrature (CSM).
« La cour suprême est la plus haute juridiction de l’État en matière judiciaire et administrative » (art. 153). Elle est juge de cassation des « arrêts et jugements rendus en dernier ressort par les juridictions inférieures » (art. 154, al. 1er), et surtout le juge compétent pour connaître de « la légalité des actes administratifs du Président de la République, du Premier ministre et des membres du Gouvernement » (art. 154, al. 2). Quant au Conseil supérieur de la magistrature (CSM), il est chargé de concourir « au respect de l’indépendance de la Magistrature » et « à la gestion de la carrière et de la discipline des magistrats » (art. 151).
Là aussi, c’est en premier lieu le processus de nomination des magistrats qui présente des fragilités remettant en cause l’effectivité de leur indépendance à l’égard de l’exécutif : « les magistrats du siège et du Parquet sont nommés et affectés par le Président de la République, sur proposition du ministre de la justice » (art. 150, al. 2) y compris et surtout les chefs de juridiction et de parquet. Si les magistrats du siège, c’est-à-dire les juges, « sont [en théorie] inamovibles » (art. 150, al. 3), leurs homologues du parquet, c’est-à-dire les procureurs, continuent, eux, de dépendre fortement du bon vouloir du pouvoir politique (sous l’autorité du ministre de la justice), sous réserve toutefois de nouvelles dispositions dans la loi organique sur le statut des magistrats.
De façon complètement anachronique, les nominations et affectations des magistrats dépendent donc de ceux à l’égard desquels ils doivent en réalité s’émanciper et gagner leur indépendance. Étrange conception de l’indépendance, n’est-ce pas ? Si un « avis conforme » du CSM est exigé sur la base des propositions formulées par le ministre de la justice, encore faut-il que les critères de sélection du choix initial opéré par ce ministre soient préalablement définis et fassent l’objet de transparence par le biais d’un appel à candidature, par exemple. Il reste à espérer que la loi organique attendue sur « le statut, la carrière et les garanties d’indépendance des magistrats » (art. 150, al. in fine) prendra en compte ce point. À défaut, sous un tel régime, le CSM devra se contenter de confirmer les choix opaques du ministre, quitte au Président de procéder à la nomination conformément à cet avis ou d’y renoncer.
Faut-il d’ailleurs rappeler que ces dispositions sont identiques à celles qui étaient en vigueur sous la constitution de 2010 (art. 109) ? Et que sous cet état du droit, le principe de l’inamovibilité des juges avait été tempéré et presque vidé de son sens notamment par l’article 20 de la loi organique L/054/2013 portant statut des magistrats en ces termes : « lorsque les nécessités de service l’exigent, les magistrats du siège peuvent être déplacés par l’autorité de nomination, sur avis conforme et motivé du Conseil Supérieur de la Magistrature ». Cette exception et d’autres tempéraments de nature analogue accordent en réalité un pouvoir quasi discrétionnaire au ministre et au monarque pour nommer et affecter les magistrats en faisant de ces exceptions la norme.
En second lieu, sur le plan institutionnel, si « la composition et l’organisation » (art. 152) du CSM sont renvoyées à une loi organique, cet organe sera présidé par le monarque en personne (sauf en formation disciplinaire). Quelle étrangeté que l’organe chargé de « veiller au respect de l’indépendance de la Magistrature » (art. 151, al. 1er) soit présidé par celui-là même qui est la principale menace à son indépendance.
En somme, l’indépendance de la justice risque de rester un leurre avec ce projet de constitution. Comme par le passé, un magistrat qui n’agit pas conformément aux instructions du pouvoir politique peut toujours s’exposer à des menaces de représailles sous forme de changement d’affectation, de suspension ou d’autres soucis dans le déroulement de sa carrière.
Dès lors que la justice est qualifiée de « pouvoir judiciaire » et non plus de simple autorité judiciaire par ce projet de loi fondamentale, il apparaît étonnant qu’elle continue de dépendre dans son fonctionnement et son organisation de l’exécutif, en méconnaissance totale du principe de séparation des pouvoirs prôné par Montesquieu. Les deux autres pouvoirs, l’exécutif et le législatif, disposent eux d’une totale autonomie de gestion et de fonctionnement. L’indépendance de la justice, elle, attendra encore. À moins que ce choix ne soit délibéré et volontaire afin de laisser régner en toute Majesté le prochain roi de Guinée sur « sa justice ».
II. Une justice soumise, parfois aménagée face à la prééminence du monarque et de son Gouvernement.
Certaines solutions importées et reprises dans ce projet de texte fondamental, si elles peuvent sembler parfaitement adaptées au contexte et à la situation d’un véritable État de droit, celles-ci paraissent toutefois hors-sol et complètement inadaptées dans le cas d’espèce de notre pays. En effet, vouloir plaquer sur nos réalités faites d’abus de pouvoir, de volonté hégémonique des dirigeants et une tendance constante de confiscation du pouvoir, des solutions et dispositions importées, destinées aux dirigeants d’États véritablement démocratiques, démontre en réalité l’incapacité des cadres guinéens à imaginer des mesures nouvelles, adaptées à notre contexte et à nos réalités, et traduit leur difficulté insurmontable de se départir de la facilité de reproduire à l’identique, à travers un copier-coller, des institutions ou mesures construites et imaginées pour des réalités différentes des nôtres. À titre d’illustration, évoquons les cas du droit de grâce et de la cour spéciale de justice de la République (CSJR).
II-A. Le droit de grâce ou le monarque en surplomb de la justice
Il est incohérent de disposer que « le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir exécutif » (Art. 149, al 1er) et maintenir dans le même temps cette véritable survivance des traditions monarchiques qu’est le droit de grâce : en réalité, une intrusion en règle du monarque dans le domaine du pouvoir judiciaire.
En effet, le constituant de circonstance a cru bon de conférer au monarque-président « le droit de grâce » (art. 68) qui a pour effet de dispenser de l’exécution, partielle ou totale, d’une peine pénale, après qu’elle a été prononcée définitivement par une juridiction judiciaire. Dans ce projet de constitution, l’exercice du droit de grâce n’est soumis à aucune limite ni à aucune modulation d’un contreseing ministériel.
Contrairement aux pays démocratiques qui ont renoncé aux grâces collectives, le futur roi de Guinée pourra, lui, accorder tranquillement son pardon royal à titre individuel et surtout collectif sans que les représentants du peuple ne puissent, en cas d’abus, demander des comptes ni directement à lui, ni indirectement à aucun membre de son Gouvernement, en raison de l’absence de ce contreseing ministériel.
Le récent exemple de la grâce présidentielle accordée au capitaine Moussa Dadis Camara, condamné en première instance, à 20 ans d’emprisonnement pour crimes contre l’humanité, constitue la parfaite illustration du caractère hors-sol de cette disposition. Grâce accordée, faut-il encore le rappeler, alors même que la procédure judiciaire n’était pas allée à son terme. Dès lors, il ne faut guère s’étonner, si ce projet était adopté, que le monarque, en guise de récompenses politiques, prenne l’habitude d’enlever des griffes de la justice ses alliés politiques ou d’autres criminels à son service. De mon point de vue, tant que nos présidents n’auront pas suffisamment fait preuve de mesure, de hauteur et de pondération dans l’exercice du pouvoir politique, ce droit devrait être banni dans notre pays. Il est complètement inadapté au contexte politique de la Guinée.
II-B. La Cour spéciale de justice de la République, ou la justice des copains
Il existe en France, par exemple une Cour de justice de la République (CJR) au sujet de laquelle un large consensus se dégage en faveur de sa suppression depuis quelques années désormais. En dépit de cette réalité, par un autre copier-coller qui ne nous honore pas, nos constituants de circonstance ont tout de même entendu instituer une Cour spéciale de justice de la République (Sous-titre III du titre II) – CSJR, en remplacement de la Haute-Cour (jamais mise en place). Bienvenue donc à la justice des copains. Cette CSJR sera en effet seule compétente pour connaître des recours dirigés contre le président-monarque d’une part et les membres de son Gouvernement (Art. 160) d’autre part. Un privilège de juridiction au profit des plus puissants qui se voient accorder la garantie d’échapper à la justice du citoyen lambda.
- S’agissant des membres du Gouvernement
La CSJR, est une justice faite pour les politiques et par les politiques qui a pour vocation de faire rayonner la culture de l’entre-soi entre gouvernants dans la mesure où, sur les 9 membres de cette juridiction, 6 sont des politiques (Art 164, al. 5 et 6) : 3 sénateurs et 3 députés et seulement 3 juges professionnels. Il va sans dire que, si cette juridiction voit le jour, une suspicion permanente va peser immanquablement sur ses décisions dès lors que ses détracteurs pourront alléguer que des intérêts partisans ont prévalu sur des considérations juridiques en mettant notamment en avant l’argument de l’absence d’impartialité de ses membres.
D’autant que si en France, par exemple, « toute personne qui se prétend lésée par un crime ou un délit commis par un membre du Gouvernement dans l’exercice de ses fonctions » peut porter plainte devant la CJR, cette question n’est nullement traitée par ce projet de Constitution qui se contente de renvoyer à une loi organique (art. 165 in fine) le soin de fixer la procédure suivie devant la CSJR. Si cette hypothèse se confirme dans la loi organique attendue pour sa mise en œuvre, le risque qu’un citoyen lambda ne puisse pas saisir cette cour est donc réel, en rendant difficile la possibilité de mettre en cause directement nos Gouvernants.
Par ailleurs, la CSJR va introduire une exception particulièrement problématique au principe de l’indivisibilité des procédures (ce principe signifie qu’une procédure judiciaire forme un tout qui ne peut pas être « morcelé » selon les parties, les actes ou les étapes). Pour une même affaire, la CSJR va statuer sur la responsabilité du ou des ministres en cause alors même que leurs co-auteurs ou complices – directeurs de cabinet ou conseillers ministériels par exemple – seront eux poursuivis devant les juridictions ordinaires, avec le risque que, pour une même affaire, des décisions de justice contradictoires soient prises.
Ce privilège de juridiction est d’autant moins justifié s’agissant des ministres, que les cas dans lesquels ils sont le plus souvent cités dans notre pays se rapportent davantage à des actes de corruption, de concussions ou encore de détournements de fonds publics qui ont été facilités par l’exercice de fonctions gouvernementales. Étonnant qu’ils doivent de surcroît bénéficier de privilèges pour se défendre dans ces situations.
- S’agissant du Président-monarque
La CSJR est théoriquement compétente pour les cas qui ressortissent de la qualification de « haute trahison » (art. 160). Ces hypothèses sont largement définies (art. 161) et concernent par exemple la « violation du serment » ou les atteintes « graves et caractérisées des droits de l’homme ». Ce qui n’est pas sans rappeler que Mamadi Doumbouya satisfait déjà plusieurs motifs pouvant entraîner l’ouverture d’une procédure de destitution devant une telle Cour, si elle existait en cette période transitoire.
Mais en réalité, la mise en accusation du monarque est tellement encadrée par ce projet de texte qu’elle n’arrivera sans doute jamais. Elle ne peut « être engagée qu’une seule fois » par mandat et ne peut intervenir avant la fin des « cinq premières années » (art. 162, al. 4) du mandat du Président. La mise en accusation est initiée par 10 % des députés issus de groupes politiques différents (art. 162, al 1er) et ne peut être adoptée qu’à la majorité des deux tiers (2/3).
La palme de la mauvaise foi peut être attribuée à nos constituants de circonstance s’agissant des conditions qui doivent être réunies pour entraîner l’organisation d’un référendum de révocation du monarque (art. 162, al. 2) : en effet, 50 % au moins des électeurs inscrits sur les listes électorales devront signer une pétition soumise ensuite à la validation de la Cour constitutionnelle. Ce seuil quasiment infranchissable indique que nos amis du conseil national de transition (CNT) ont sans doute perdu toute notion de démocratie. D’autant qu’en démocratie, dès lors que plus de 50 % des électeurs se sont exprimés sur un sujet, il n’y a plus besoin d’organiser à nouveau une élection pour valider ce même sujet.
À titre de comparaison, en France par exemple, seule la signature de 10 % des électeurs est requise pour enclencher la procédure pouvant aboutir à un référendum d’initiative citoyenne. Ce seuil de 10 % de signatures est tellement difficile à atteindre que cela n’est arrivé qu’une seule fois dans l’histoire française. Imaginez un instant, là où les français ont du mal à atteindre le seuil de 10 %, pour le futur roi de Guinée, il est requis un seuil de 50 % des électeurs inscrits. Impossible donc à atteindre en réalité. Voilà comment on fait semblant d’ouvrir de nouveaux droits au profit du peuple alors qu’il n’en est rien en réalité.
Conclusion :
« La justice est le pouvoir du plus faible » disait l’écrivain Joseph Joubert. Après la lecture de ce projet de constitution, l’on est immédiatement saisi d’envie de paraphraser Joubert en affirmant que, dans le cas d’espèce de notre pays « la justice est le pouvoir des plus forts du moment » qui s’arrangent entre eux pour accorder au monarque droit de vie ou de mort sur les acteurs de la chaîne judiciaire d’une part, et d’autre part, font des gouvernants des justiciables pas comme les autres.
En réalité, l’indépendance tant attendue de la justice reste un rêve inatteignable sous le magistère de ce projet de Constitution. La justice sera malheureusement encore et toujours cet arbitre maintenu sous la domination d’une des équipes. Le déficit d’application des textes n’est donc pas prêt de se résorber.
Dans ces conditions, bien qu’elle soit censée préserver les citoyens contre les abus du pouvoir, ce projet de constitution taillé sur mesure pour le général Mamadi Doumbouya maintiendra l’institution judiciaire dans son état actuel de dysfonctionnement, incapable de s’ériger en rempart contre les abus de pouvoir du Président et de ses ministres.
Guillaume BANGOURA
Coordinateur provisoire
Espoir et Actions pour la Guinée
PS : la première partie de cet article se trouve sous le lien suivant :
https://www.visionguinee.info/le-regime-politique-taille-sur-mesure-pour-mamadi-doumbouya-est-une-monarchie-oconstitutionnelle